Quelles règles pour le commerce mondial ?

Pascal LAMY

C’est devant un public varié (économistes et juristes, étudiants et professeurs) que Pascal Lamy a proposé, le lundi 13 avril 2015 dans un amphithéâtre Duguit comble, sa vision sur l’évolution des règles du commerce mondial.

La forte expérience de Pascal Lamy dans les plus hautes instances européennes et internationales de réglementation économique et commerciale (ancien commissaire européen pour le commerce, et ancien directeur général de l’Organisation Mondiale du Commerce, OMC) ne pouvait que renforcer la légitimité de son invitation, pour inaugurer le lancement d’un programme de recherche, mené sous le label « Centre d’excellence Jean Monnet d’Aquitaine ».

S’inscrivant dans le nouveau programme du CRDEI, consacré à « La conditionnalité », cette conférence était aussi placée sous le signe d’une forte interdisciplinarité, soulignée par le public, mais également par la présence, à la tribune, de M. Pascal Kauffmann (professeur d’économie), de Mme Francette Fines (maître de conférences en droit public) et de M. Jean-Charles Leygues (ancien Haut fonctionnaire européen).

Dans son intervention, M. Lamy se propose de répondre successivement à trois questions afin d’expliquer l’évolution de la régulation du commerce mondial : Pourquoi l’ouverture aux échanges internationaux est-elle positive ? Comment l’ouverture aux échanges internationaux s’est-elle opérée ? Comment cette ouverture devrait-elle évoluer ?

La première question (Pourquoi l’ouverture aux échanges internationaux est-elle positive ?) est avant tout économique et consiste à démontrer les avantages tirés de l’ouverture aux échanges. Ces avantages sont révélés par la science économique et par l’observation des faits, si du moins certaines conditions sont réunies.

Sur le plan de la théorie économique, l’ancien directeur de l’OMC fait, d’une part, référence aux avantages comparatifs de D. Ricardo, imposant un comportement rationnel en raison de la spécialisation des économies. Il se réfère, d’autre part, à la théorie de la destruction/création de J. Schumpeter, théorie selon laquelle la pression concurrentielle impose des ajustements au niveau des économies nationales, afin que ces dernières soient plus efficaces.

Ainsi d’un point de vue économique, l’ouverture permet de réaliser des gains d’efficience ; or, la croissance économique est notamment le résultat de gains efficiences cumulés.

Sur le plan pratique, on constate que, depuis une cinquantaine d’années, l’ouverture aux échanges a permis un abaissement considérable du niveau de pauvreté, avec l’intégration des économies les moins avancées et en voie de développement dans l’économie mondiale. Mais selon le constat, cristallisé par ce que P. Lamy appelle le « consensus de Genève » (selon son ouvrage, précisément intitulé The Geneva Consensus. Making trade work for all, éd. Cambridge University press, 2013), l’ouverture apparaît certes comme un objectif souhaitable, mais celle-ci ne peut produire ses effets attendus que sous certaines conditions, en vue de garantir un meilleur impact sur le bien-être des populations.

Certaines sont de l’ordre de la régulation du commerce international, afin de poser des conditions d’échanges « justes » (« équitables » – le « fair trade »). D’autres concernent la qualité des politiques et infrastructures domestiques permettant d’absorber positivement la concurrence afin de la transformer en croissance, ce qui a un impact sur le bien-être. Néanmoins, il convient de ne pas négliger l’importance des prix, puisque la traduction de sommes d’efficiences en croissance repose beaucoup sur les prix. En effet l’optimisation des moyens de production afin d’engendrer de la croissance induit nécessairement une réduction des coûts. Ces derniers se répercutent alors sur les prix. C’est ainsi qu’il faut comprendre les indicateurs tels que le PIB/PNB par habitant.

Dès lors la deuxième question (Comment l’ouverture aux échanges internationaux s’est-elle opérée ?) appelle une réponse simple. L’ouverture aux échanges s’est réalisée au travers d’un abaissement (voir d’une annulation) des obstacles aux échanges, permettant ainsi une réduction des prix. En effet, pendant longtemps, la plupart des obstacles visait à protéger l’économie nationale de la concurrence mondiale.

L’essentiel de ces obstacles consistait alors en des droits de douane, des restrictions diverses, et des subventions. Même si, de par leur nature, ces obstacles sont, en soi, différents, l’impact est le même : ils annihilent la concurrence en défavorisant les produits importés, ce qui se traduit par une répercussion sur les prix, et donc par une difficulté d’accès aux produits meilleur marché – et/ou de meilleure qualité.

Au demeurant, l’ouverture aux échanges s’est de plus en plus imposée face au protectionnisme, suite à l’entre-deux-guerres qui a démontré la nécessité d’une libéralisation.

Cela s’est alors traduit de différentes manières. D’une part, sur le plan multilatéral, notamment sous l’égide du GATT/OMC, au travers de grandes négociations tendant à des réductions tarifaires. Ceci a fait apparaître un certain nombre de difficultés inhérentes à ces négociations, car, dans le cadre multilatéral, il est toujours difficile de négocier sur des concessions équivalentes. D’autre part, cet effort de réduction tarifaire s’est opéré également sur le plan régional et bilatéral, et plus tard de manière unilatérale (avec l’adoption de régimes d’importation graduels et favorables aux pays en voie de développement).

S’agissant enfin de la suite à donner à la réglementation des échanges internationaux (Comment cette ouverture aux échanges devrait-elle évoluer ?), M. Pascal Lamy constate que, sur ces vingt dernières années, le monde a connu un bouleversement en raison du phénomène de la globalisation. En effet, ce phénomène a permis de passer d’un « ancien monde » à un « nouveau », dans lequel l’innovation a contribué à réaliser des réductions de coûts sans précédent. Il en est ainsi  des progrès en matière de transports qui  permettent aux économies d’exporter là où  elles sont les plus compétitives  pour un produit, et ce à moindre coût.

Désormais le transport mais plus encore les processus de production sont transnationaux. Aujourd’hui, 2/3 du commerce international comprend des produits non finis ; il en est de même pour le commerce des services (à l’exemple des services liés à l’informatique). De ce fait, l’importation est un processus intégré à l’objectif d’exportation : on importe pour ajouter de la valeur, et ensuite exporter là où on est compétitif.

Ainsi, la stigmatisation et la taxation de l’importation apparaissent de plus en plus  irrationnelles. Mais ce n’est pas pour autant qu’il n’y a plus d’obstacles aux échanges. Alors qu’auparavant, ils étaient relativement faibles, on fait face à une augmentation d’obstacles d’une autre nature.

Aujourd’hui, les obstacles et les contraintes consistent essentiellement en des mesures de protection du consommateur, tels que les normes et standards de certification (en matière de santé, de sécurité etc.), qui ont pour objectif de prévenir l’importation de produits ne respectant pas un certains seuils de qualité et de sécurité entre autres. Avec l’augmentation du niveau de vie et de la durée de vie, mais également avec les innovations techniques et scientifiques, et notre connaissance et notre conscience du risque s’accroissent  (il en est ainsi de l’impact de certains produits sur la santé et l’environnement, qui n’est détectable qu’à l’aune des nouvelles avancées technologiques et scientifiques,  à l’exemple de l’amiante). Dès lors, l’évolution de la science impose un monde de précaution.

Dans ce nouveau monde, la difficulté n’est plus tellement d’ouvrir les échanges en éliminant ces obstacles; les plus gros problèmes résident dans l’élimination des différences entre les normes et standards, en ce sens qu’une unification de ces normes affecterait positivement le niveau des prix. Cette unification s’est en grand partie produite au sein de l’Union européenne grâce au grand marché intérieur en 1992 de Jacques Delors. Mais désormais la question se pose aujourd’hui, dans un autre cadre, avec les négociations entamées avec les Etats-Unis, autour du Traité Transatlantique (Accord de partenariat transatlantique de commerce et d’investissement) appelé TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) ou TAFTA (Trans-Atlantic Free Trade Agreement).

Cette présentation s’est alors poursuivie par un riche débat, suite aux questions et remarques du public. Ce débat a permis à M. Lamy de donner son point de vue, entre autres, sur la question du dumping social, ou de l’évolution du droit des investissements et la question de l’arbitrage investisseur-Etat, entre droits des Etats et ceux des entreprises. D’autres remarques avaient trait à l’opposition entre le multilatéralisme et le bilatéralisme, et à la pertinence de l’OMC dans la nouvelle réglementation du commerce mondial.

Pascal Lamy constate, qu’aujourd’hui, les pays et les économies qui administrent le niveau de protection le plus efficace reprennent la main dans une démarche bilatérale qui impactera le niveau de protection mondiale. En effet, il estime qu’en raison de la puissance économique de l’Europe et des Etats Unis, les négociations entre ces derniers devraient constituer la norme mondiale de demain (par exemple avec le TTIP, ou les négociations en cours sur le TiSA, concernant le commerce des services). Dès lors, le rôle de l’OMC et du multilatéralisme devrait se concevoir dans une sorte de démarche de monitoring/surveillance du bilatéralisme. Ainsi, M. Lamy ne raisonne pas en termes d’opposition conflictuelle entre le bilatéralisme et le multilatéralisme.

Résumé proposé par Djamal Maron
Doctorant à l’Université de Bordeaux,
Centre d’Excellence Jean Monnet d’Aquitaine